ADIEU, PACIFIQUE ELLIPSE
le Festival des cultures et de l’imaginaire, Geekopolis, et le club Présence d’Esprits Club Présences d'Esprits - Prix Geekopolis
Mai 2015
Sur le thème « Les Génies du Mal », un « Futur sans étoiles » (d’après le titre d’un roman de Raymond Milési)
Les Velus l’appellent le
jour 1er de l’an 1 de la Grande Remise en Question.
Pour nous, c’est la fin
de l’Histoire.
Dans nos vies paisibles,
Il a pénétré sans y être invité.
Des armées de rustres,
éprises de violence, nous ont attaqués. Nous avons tout perdu. C’est-à-dire
l’essentiel. La qualité acquise et naturelle qui, protéiforme, nous liait et
nous définissait. Elle irriguait notre moelle et rayonnait dans notre regard.
Elle régénérait notre génie et sublimait notre énergie. C’était notre
innocence.
Le Mal s’est fait chair,
hideux, odieux, infâme.
Voilà ce qui arriva.
Dans la tiédeur bleutée
de l’air, autour de nos habitations et sur les voies de circulation fluides et
rapides, un effroyable vent glacé se leva. Des clameurs et des vrombissements
nous vrillèrent les tympans. Des véhicules coniques lancés à grande vitesse jaillirent
dans un brouillard de givre. Montés d’androïdes hérissés de casques et de
cottes de mailles, ils fonçaient, résolus, implacables. Ils laissèrent derrière
eux un sillage de pierres de grêle et de corps surpris, les bras tendus, les
yeux grand ouverts, fossilisés par le froid.
En quelques secondes ultraviolentes, le monde chaud et serein qui était le
nôtre a été anéanti. Une effraction, un viol de civilisation. En quelques
secondes, ils ont fait table rase de toutes nos certitudes. Nous n’avions
jamais songé à nous protéger et maintenir une compagnie de veilleurs.
L’innocence était notre bouclier.
Nous n’avons pas fui. Nous en avons été incapables.
Aujourd’hui, le Mal est là. Devant moi. Puant, ignominieux. Que pourra la
vertu ? Il ne me quitte pas du regard. Sa masse de chair me rebute. Je suis
une prise de choix. Il voit en moi l’exemple type, le pur produit des enfants
royaux engendrés par les Sœurs de la Terre.
Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi nous ?
Il ne répond pas.
Oh, ma belle, radieuse et mirifique nébuleuse, quiète et pacifique ellipse,
je te chéris et te chérirai, tant que durera mon souffle, tant que mes yeux
verront encore, dussé-je errer dans le noir, parce que, si en ce jour le Mal
l’emporte, aucune étoile ne brillera sur le monde à venir !
Nous t’avions peuplée de formes graciles et monoïques, construite de lignes
douces et déliées ! Nous avions supprimé les angles, les arêtes, les
découpes rudes qui se croisent, les énergies viriles qui se heurtent et
s‘opposent, les viscosités et les adhérences. Nos maisons étaient rondes, les
voies d’accès libres et flexibles. Il n’y avait jamais au-dessus de nos têtes
d’étoiles en panne.
Nous étions fiers de l’équilibre atteint entre tes ressources et nos
besoins, nous avions trouvé le bien-être et tu n’y perdais rien. Nous avions
percé les mystères du temps et de l’espace mais nous maîtrisions à la
perfection les aléas de nos déplacements. De vaccination en mutation, nous
avions domestiqué le vivant et aucun excès ne troublait l’ordre naturel.
Liberté, égalité, fraternité étaient les principes que nous avions réussi à
faire prévaloir. Qui pouvait nous vouloir du mal ? L’agressivité,
l’insolence, le mépris étaient des mots qui avaient disparu de notre
vocabulaire, parce que ces attitudes nous étaient devenues étrangères.
Attention ! Les regrets sont interdits !
A punir!
Sec et meurtrier comme un couperet qui tombe.
Mes pensées ont quitté leur orbite protectrice. Elles ont affleuré à la
surface de l’écran. L’horrible Velu a bondi et enregistré ma peine.
Il est laid, il est lourd, chevelu. Il me dégoûte. Des larmes coulent sur
mes joues.
Jamais je n’avais pleuré. Aucun de nous ne pleurait. Nos glandes lacrymales
s’étaient atrophiées. Dans l’éther où nous nous déplacions, hors du système
solaire, cette réaction d’émotion nous était devenue étrangère. Le choc,
inimaginable, les a réveillées.
Pourquoi ?
Il n’a pas encore dit qu’il allait me tuer. Mais il n’a pas dit non plus
pourquoi il me gardait derrière ces barreaux. Ni pourquoi ils nous détestaient,
voulaient nous nuire, nous avaient envahis.
J’ignore tout de cet ennemi
autoproclamé, de ses projets. J’ignore ce qu’il est advenu de mon peuple.
Enchaîné, assassiné ?
Aucune information ne me parvient par les moyens habituels. Sinon l’horreur
au creux du plexus d’un vide abyssal autour de moi. Mes appels se fondent dans
un brouillard blanc et ne trouvent aucun écho.
Où êtes-vous, mes alter ego, mes
semblables, mes compagnons, enfants de l’air et de la lumière, nobles sujets de
l’éther? Nous devons rétablir le contact.
Et toi, où es-tu mon inséparable, à la silhouette en virgule, effilée et
gracile, à la peau fine et douce, délicatement rosée, avec tes yeux vert en
amande sur les tempes, tes cheveux fins et dorés qu’un souffle soulève ?
Adresse-moi un signe. Nous devons nous ressaisir et lutter.
Attention, certains mots sont interdits !
- A punir!
Le Mal n’en a décidément jamais
assez. Qu’envisage-t-Il ?
Il ne me lâche pas du regard. Je vois une grimace sur la courbe des lèvres
et surprends l’éclat intense de ses yeux bruns posés sur moi.
Il me faut faire barrage au flux désordonné de mes pensées, les tamiser,
les sélectionner. Mais les questions fusent et s’entrelacent dans ma tête.
Quelle fut notre erreur? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi tant de
violence ?
Autour de nous, en territoire identifié, grâce à notre inventivité,
l’Histoire de l’Univers s’était arrêtée, triomphante, à l’acmé de ses
réalisations. Rien ne pouvait plus advenir, nous bouleverser, nous tirer en
arrière. Nous avions apprivoisé le Progrès. Nous en étions fiers. Nous nous
pensions invincibles.
Nous avons eu tort.
Sur Terre des civilisations avancées avaient disparu, dans l’espace des
planètes avaient été pulvérisées, des astéroïdes entre Mars et Jupiter déviés
et défragmentés. Mais nous, les Seigneurs des Sœurs de la Terre, c’était
impossible ! L’Evolution accélérée nous avait délivrés de l’ignorance. La
naissance de l’univers, les principes premiers de la connaissance, la vitesse
de la lumière, la fuite des particules, la dérive des continents… étaient des
énigmes depuis longtemps résolues. Nous étions sur le point, grâce à la
génération génétique et au décryptage environnemental, d’abolir le processus
létal. Nous étions fiers de cette liberté conquise. Liberté accrue sur
l’infini, la gravité, la vitesse. Elle était un modèle. Nécessaire, universel,
généreux. Nous avions en elle une foi inébranlable.
Que pouvait-il arriver ? Rien, et surtout pas une catastrophe !
Et pourtant, d’une nébuleuse extra-galactique, amas informe de matière sidérale
peuplé d’êtres frustes, sont venus les rejets du Mal.
Ils ont de grands pieds, une pilosité excessive et des glandes sudorifères,
des appétits vulgaires. Ils baragouinent, vivent en tribus et adorent un chef
des plus laids qui chaque jour vieillit.
Pourquoi ne nous aiment-ils pas ? Pourquoi ont-ils agi avec tant de
haine ?
Je le sais. Que des voyageurs évoquaient des vibrations inhabituelles dans
les lointains de la mésosphère, des étoiles en déclin, un rafraîchissement de
l’atmosphère, des trous et des tourbillons dans les confins de notre univers.
Ils semblaient perplexes. Je le sais. Que quelques voix s’inquiétaient,
murmuraient. Elles disaient que la puissance endort et corrompt. Que la
maîtrise ad aeternam est illusoire. Que le bonheur se traîne en indolence. Nous
ne leur prêtions aucune attention. Elles semblaient ressasser. Oui, vraiment,
nous vivions dans le meilleur des mondes. Nous aurions dû entendre ceux qui
parlaient de morale et non de science.
Les regrets me glacent, les questions me rongent. Comment faire pour
empêcher l’incrustation du vice, l’extinction de l’espèce, le retour des
archaïsmes ? Comment faire pour retenir l’Histoire en cavale ? Des
interrogations à foison. Qui me laissent aux abois, moi qui n’ai jamais eu
d‘armes entre les mains, moi qui n’ai jamais appris à me battre.
Il me surveille du haut de son 1m75 lourd de 90kgs. Ses yeux et ses cheveux
charbonneux se rejoignent au-dessus du front par des sourcils broussailleux.
Nous sommes face à face. Il est le conquérant, le mâle dominant, le
tout-puissant. Il détient la force physique et le goût de la querelle. Je me
perds dans le labyrinthe crépusculaire et vain de ses ambitions. C’est un duel
inédit du Néant contre l’Infini.
Il saisit mes doigts longs et
minces, à la peau blanche et fine, presque diaphane. Il s’approche de moi.
Il ne comprend pas que mes yeux ne cillent pas.
Il y voit un manque de respect.
Non, mes yeux ne cillent pas.
Nous ne pleurons pas, communiquons par télépathie, n’avons besoin que d’air
pour durer. Nous avons chassé le chagrin et la peine de nos existences. Nous
allions éradiquer la mort du creux de la vie. Nous sommes ainsi. Aux antipodes.
Il caresse mon visage. De son autre main, il retient la mienne. Je sens la
paume froide et rugueuse, le frottement désagréable des callosités sur ma joue.
J’entrevois des espaces indéfinissables où des créatures naissent pour nuire.
Des lieux incertains où l’on ne vit pas pour progresser. Où l’objectif est de
s’approprier autrui pour le détruire.
D’autres étreintes me reviennent à l’esprit, légères, sensuelles. Caresses
du regard et du bout des doigts, baisers furtifs dans le vent et la poussière
d’étoiles, corps à corps amoureux. Nous n’avons décidément rien en commun.
Il le sait. Il en jouit. Parce qu’il
se dit que le monde qui vient est le sien, dut-il le plonger dans les ténèbres.
Non vraiment, nous n’avons rien en commun ! Nous sommes des êtres
accomplis, pacifiques, faits pour la vie, quand les Velus ne voient
qu’humiliation à cohabiter, échanger, apprendre. Ils ne respectent que la force
qui viole, dégrade, dépossède, abrutit. Ils ne respectent que la tyrannie. Ils
méprisent les arts et les sciences. Ils aiment faire couler les larmes et le
sang.
Il m’observe, le front plissé, l’œil aux aguets. Il serre méchamment mes
poignets.
Que voit-il ?
Une silhouette élancée dont il n’apprécie pas l’évanescence. Une
morphologie souple et déliée à l’ossature ondulante à l’opposé de la sienne.
Une forme épurée, délivrée de la fatalité. Il la hait, comme le reste, qu’il se
plaît à anéantir.
Qu’il souhaite me tuer, il ne l’a pas encore dit.
Qu’envisage-t-il ?
Que veulent ces Velus, aux mœurs brutales, aux vibrations haineuses, aux
corps froids et pesants, qui ont forcé nos frontières -mais il n’y avait plus
de frontière?
Un nettoyage, en profondeur, pour longtemps. Il me l’a jeté à la figure. Il
s’en réjouit. Il l’appelle l’an 1 de la Grande Remise en Question.
Mes pensées tourbillonnent. Mes sentiments oscillent entre rage et
désarroi. Maudite entropie dans laquelle la violence me plonge! Le désordre
perturbe mes facultés mentales.
Je ne parviens plus à vous joindre, mes chers compagnons, avec lesquels
sans m’en préoccuper je formais pourtant nation. Vos voix vibrantes et
insouciantes semblent se perdre et s’éteindre. Toi, qui plus que les autres
avais toute mon affection, comment accepter que ta voix se soit tue ? Si
la violence m’engourdit, si mes forces s’amenuisent, comment vais-je nous
délivrer du Mal ?
Je ne vois plus que ses mains, larges, épaisses, prêtes à me saisir à la
gorge. Des poils noirs frisotent sur les phalanges, des taches violacées
marquent l’index, les ongles sont mal coupés.
Il me dégoûte.
Ce Velu des bas-fonds ne doit pas deviner ce que j’ai en tête.
Il me gifle.
Lit-il dans mes pensées ?
Impossible ! Il ne saurait en maîtriser la technique avancée.
Mais le Mal, lui, darde à sa guise ses rayons innombrables.
J’ai froid soudain. Je frissonne. Est-ce dans mes veines les prémices de la
mort ? Le temps soudain est fini, divisible. Son cours impavide désormais
se fractionne. Il y a eu un « avant » et pour « l’après »,
je découvre la peur.
La peur, la mort, la destinée, fléaux d’autrefois, aléas que nous avions
toujours ignorés ! Le Progrès avait englouti ce vocabulaire de la
précarité. Nous étions immunisés.
Quelle fut notre faute ? Nous
sommes-nous trompés ? Avons-nous pris la mauvaise direction ? Nous
détenions la bonne humeur, l’abondance, le bien-être. Aucun d’entre nous
n’avait prévu d’y mettre le mot fin. La légèreté de nos morphologies et de nos
existences était-elle une illusion ? Nous avons baissé la garde, ignoré le
danger et dormi du sommeil du bienheureux qui ne se soucie pas de ce qui se
passe au-delà de ses rêves. Avons-nous pêché par insouciance, orgueil, indifférence ?
Dans ce
face-à-face inimaginable, je me pensais survivant. Suis-je en fait le dernier
témoin ?
Alors,
il faudrait envisager que l’Infini, qui faisait notre joie et guidait notre
inventivité, s’abîmera dans l’oubli. Le Mal donnera corps au Néant.
Mes idées
rayonnent et se dispersent. Elles sont hors de contrôle.
Le Velu
a bondi. Grogné, menacé, puni.
Il
n’aime pas ma façon légère de marcher. Lui claque le sol de ses grosses
semelles.
Il me
dévisage. Ce que j’entraperçois dans les fentes noires de ses yeux est
inaccessible. Je pensais tout savoir. Et j’échoue à décrypter les signes de sa
matière cérébrale.
Je pressens que l’issue est imminente.
J’ignore sa nature. « Mort lente, violente, mille morts, mort dans
l’âme », autant d’expressions désuètes, périmées, qui, chez nous,
n’avaient plus cours.
Je ne
fuirai pas.
Quand
bien même je le pourrais, je ne fuirai pas le face-à-face avec la Bête immonde.
Je ne fuirai pas l’effroi de ses anathèmes sur notre univers, ni le chagrin de
se sentir si frêle devant l’implacable verdict d’un Destin qui semble régner en
maître et se plaire aux mouvements pendulaires.
Il se
jette sur moi, me saisit et m’entraîne.
Je hais
la pilosité animale qui court sur tout son corps, la pigmentation brune de sa
peau.
Et lui
déteste ce que je suis.
La
lumière froide et violette m’agresse. D’un coup de menton, il m’indique un lit
métallique, au-dessus duquel s’entrelacent des tuyaux.
Il veut
que je retrouve un corps normal.
Voilà
enfin avouée la raison de ma détention ! Grotesque et insensée, elle me
surprend à peine. Tout décidément nous sépare. Nous avions vaincu le malheur de
l’atrophie, de la sclérose, de la nécrose, percé les secrets de l’éternelle
jeunesse. Pourquoi vouloir détruire cet équilibre parfait entre notre
constitution légère et le milieu?
Il
m’appartient de préserver notre héritage et garder du poison mortel de la
barbarie l’esprit vivant de notre communauté. Il m’appartient de mettre en
sûreté notre semence, notre trace sur l’Histoire, celle-là même que les Velus
veulent anéantir.
Et cela
je le peux.
Nous
avons été inaptes à affirmer des traits de caractère que le bonheur n’avait
jamais forgés, incapables de nous battre et nous défendre avec les mêmes armes que
nos assaillants. Je le reconnais et fais amende honorable.
Le
temps est venu. De prouver que nous n’avons pas vécu en vain. Et que nous
saurons renaître.
Ma
décision puise au creux de mon être l’énergie nécessaire. Elle concentre toutes
mes forces et irradie. Mon adversaire ne voit rien, ne sent rien. Il se croit
encore l’instrument souverain de la destinée, le chevalier noir de
l’Apocalypse, le prophète de demain. En fait, il ne sait pas grand chose.
Il
poursuit, sûr de lui. Il ignore qu’il s’agite inutilement. Ses gesticulations
se perdront dans le vide.
Il a
tous les instruments pour accomplir son dessein. Il veut faire de moi une
femme. Ils ont besoin de femmes.
Obsession
de Velu : séparer les sexes pour assurer la domination de l’un sur
l’autre, l’exploitation de l’un par l‘autre, et justifier l’asservissement du
plus faible.
Il se
flatte de pouvoir ajuster, sectionner, remboîter organes et tissus. Gonfler les
entrailles, rembouger, rembourrer et combler les creux. Il a des cisailles de
toute taille, des soufflets, quantité de silicone.
Il plante
des aiguilles dans mes avant-bras. Il s’étonne de mon silence et de mon absence
de réaction. Il n’est pas inquiet. Il va me disloquer, me décomposer, me
reconstituer. Il n’est pas avare d’explications. Il prétend me soumettre, me
transformer, me donner une nouvelle identité. Il en fait œuvre de gloire et de
nécessité.
Autour de
moi des chevelures de câbles, de tuyaux, d’électrodes, s’entremêlent. Des
ventouses et des goutte-à-goutte pendent à des crochets. Il parle encore, ivre
de joie, et m’assure que les effets ne tarderont pas à se faire sentir.
Mon
cerveau s’endormira lentement et je ne contrôlerai plus rien. Il laisse
échapper un rire tel un grincement de scie. Je flotterai comme une masse
flasque culbutée par la vague. Mes yeux pleureront et cilleront pour se fermer
au passage du maître. Mon corps s’épaissira, s’arrondira, conçu pour travailler
et engendrer. Mes cheveux cesseront de papillonner et retomberont en mèches de
plomb sur mon front.
Il
prophétise et annonce le monde de demain.
Un
monde happé et compromis dans une Histoire à la renverse. Un monde dur, sans
illusion, corrompu. Un monde en retard. Comment y être heureux ?
Le
temps est venu.
Il est
en mon pouvoir ultime et souverain, dans ce huit-clos intemporel, dans ce
face-à-face apparemment perdu d’avance, d’empêcher que les ténèbres
n’ensevelissent à jamais sous un voile de honte tout ce que nous avons
construit et aimé. Il est en mon pouvoir d’ensemencer l’avenir pour qu’un cycle
méritant renaisse des décombres de la violence et de l’obscurantisme. En mon
pouvoir de m’en assurer.
Oh, ma belle, radieuse et mirifique nébuleuse,
quiète et pacifique ellipse, nous sommes en guerre. Ils t’ont prise par
surprise, nous t’avons laissée mourir par insouciance. Nous n’avons rien vu
venir. Dix ans, cent ans, mille ans nous attendent de marche forcée dans le
désert glacé de l’ignorance et la peine d’un tourment incessant.
Le Velu
n’y comprend rien. Il en laisse tomber ses couteaux, n’en croit pas ses yeux,
s’agite, se déhanche, tourne en tous sens. Il s’agenouille et aimerait rétrécir
pour filer dans les interstices. Il se hausse des pieds et vérifie que je ne me
cache pas derrière un entrelacs de câbles.
Je suis
déjà loin. Sur cette table chirurgicale, j’ai cessé d’être visible. Mon être
s’est dissous, mon corps s’est dérobé. Ma forme et ma substance se sont évadés au-delà
de ces barreaux idiots.
Pour
lui, je n’existe plus. Il se limite aux apparences. Il n’a pas d’explication.
Il paiera sans doute de son corps roué de coups le prix de ma disparition. Le
Mal ne désarme pas volontiers.
Mais je
suis là. J’ai ce pouvoir unique et souverain. D’exister en pointillés, de me
fragmenter et survivre en milliers d’atomes, en nuages d’électrons, en
poussière radioactive.
L’invisible
dispersion monte dans la nuit et s’élève au-dessus de l’abîme. Pour se faire énergie
et lumière. Ici une flamme rouge sang et bleu cobalt, là vert vif et vert
émeraude, là encore or et grenat. Des myriades et des myriades qui enflamment
les cieux et palpitent comme un cœur à vif. Elles étincellent, clignotent,
vacillent puis trouvent leur place et brillent sans discontinuer dans le
velours sombre de l’éternité.
Oh, ma
belle, radieuse et mirifique nébuleuse, quiète et pacifique ellipse, le temps
est venu, mais l’Espérance qui tient les clefs du tombeau et du renouveau ne
meurt jamais. Elle vaincra les ignares et les scélérats et accrochera aux voûtes
célestes des milliers de lucioles. Car ton peuple ne saurait marcher longtemps
dans la nuit sans relever la tête.
Car il ne saurait y avoir de futur sans
étoiles.
Illustrations: Guillaume Pain
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