Sourd-Muet
Pour le Concours de
Nouvelles Ceraf-Culture
Thème libre, 4400 caractères
« Qui suis-je ? »
La question ne devrait pas se poser. « Moi, je suis moi ». Il n’y a
qu’une réponse. Pourtant, elle se dérobe. Et d’autres avec elle : « C’est
quoi l’enfance, c’est quoi le bonheur, c’est quoi l’amour ? ».
J’habite en ville, le vent
siffle dans la cage d’escalier, c’est la bourse ou la vie. Je me demande chaque
jour pourquoi j’existe. L’avenir me donne le vertige, je suis comme un
funambule sur un fil. Je suis seul le matin, seul le soir. Les parents ont leur
vie. Bien sûr qu’ils m’aiment. Quant à me donner du temps, c’est une autre
histoire. Il y a Kittie, ma copine. Elle a un nom de chat et des
manières américaines. Je ne sais trop comment la prendre. Une énigme, une chipie…
allez savoir ! Des potes, avec mon écran plat, ah ça, j’en ai, aux quatre
coins du globe, du buzz permanent, rien que du vent, des questions en
souffrance, de l’indifférence. L’école, qu’est-ce que je peux en dire ? Je
m’y ennuie, je la fuis.
Alors
je traîne et ça dégénère, avec des hauts et des bas, de plus en plus à la
peine. Pourtant, je cherche désespérément la lumière au bout du tunnel.
Des
mots! J’aurais tant
voulu être initié. Pour parler, m’expliquer,
rire, écrire, comprendre pourquoi j’existe, construire l’avenir. Les savourer. Mais
ils m’évitent. Alors,
aujourd’hui, j’ai acheté ce fil…, ce fil de funambule.
L’air
sent le désinfectant, tout est blanc, impossible de bouger. J’entends de drôles
de bip à intervalles réguliers. Celui-ci sur le mur me dit de ses grandes
aiguilles qu’on est vendredi. Je sais que mercredi ça n’allait pas fort mais je
ne me souviens plus du jeudi.
- Tu
reviens de loin, mon garçon.
Une
blouse blanche. L’hôpital. J’ai compris. J’ai manqué ma sortie.
- Tu as
beaucoup de chance.
Qu’en
sait-il ? Il se trompe. Qu’il se taise ! Je ne veux que mourir. Ce
n’était pas un appel à l’aide, c’était définitif.
Ils
sont passés, les vieux, bien gentils mais inutiles. Qu’est-ce qu’ils
croyaient ? Qu’un ado ce n’était qu’un bagage à la consigne du
métro-boulot-dodo ! Kittie aussi s’est déplacée. Mal à l’aise, la larme à
l’œil. Je ne veux plus de visites.
De ma
fenêtre, je ne vois que du gris. Un monde terne à en pleurer. Je n’ai pas faim,
envie de rien, encore moins d’y revenir.
Le
toubib s’en fiche. Il a des idées nouvelles, des projets thérapeutiques. J’ai
rendez-vous.
L’inconnu
balance à bout de bras un cartable qui a beaucoup servi. Il est là pour me
soigner avec des histoires d’encre et de papier. La bonne blague !
Les cours de Français, j’en ai eu ma dose, à
n‘y rien comprendre, entre le locuteur et l’émetteur, les rapports conducteurs
et autres niveaux déconneurs. Je suis en vrac, qu’il s’en souvienne, comme dans
un spot de la prévention routière !
Mais il
y tient, à me faire la lecture. Elle soigne, elle sauve, prétend-il. Elle
ressuscite l’espoir, remet sur les rails. Elle libère, adoucit les peines. Elle
fait entendre le cœur de l’homme, la vie qui vagabonde, les liens qui nous
unissent. Elle met les mots qu’il faut sur…
Les
mots! Je les avais désespérément cherchés. Je n’avais trouvé que la mort.
Les
mots, ils ont déboulé. Ils m’ont trimballé, ils m’ont fait rire et pleurer, ils
m’ont fait voyager. Dans le grand Nord et l’île au trésor, derrière l’homme aux
semelles de vent, sur la route des Flandres vers chez Marius et bien plus loin
encore. Ils ont mis en branle tous les grelots de mon cerveau. La vie, l’amour,
la mort, je n’étais plus seul. Des gens
fragiles comme moi les avaient cherchés à la sueur de leur front, dans le sang
de leur plume.
L’angoisse
me lâchait la grap’. Qu’est-ce qui m’arrivait ? A cause de simples
histoires, des phrases m’offraient l’espoir, des mots écrits par d’autres me
filaient l’occas’ d’en dire moi aussi. Pourquoi je n’avais jamais ressenti
ça avant? Qu’il avait fallu attendre ce moment extrême! Au lycée, c’était
tout sauf du bonheur, je me rasais, interdiction de se laisser aller entre les
pleins et les déliés des mots enlacés.
C’est
magique. Il n’y a pas de réponse. Donc, pose pas la question. Ce dont je suis
sûr, on ne peut pas vivre sans mots à dire, sans mots à lire. Parce que les
mots, c’est du ressenti à mettre sur le venin, le chagrin, tous les cancers de
la défonce. Et oui, mon pote, dans la vie il faut faire des phrases, et les
phrases elles ont plusieurs mots. Et si t’as pas de mots, tu sais rien de ce
que tu vaux, alors tu crèves comme un salopiaud. Trouve-toi un Sylvain comme le
mien à l’hôpital, une passion et des milliers d’histoires. Si tu ne veux pas te
balancer dans le néant. Car, toi comme moi, mon pote, on n’est pas sûr d’en
sortir gagnant.
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