Magie Noire

Participation au concours de nouvelles organisé en 2015 
par la revue BANCAL autour de l’exposition A Paris 
des photos de Marc Drew,
The Fairgrounds


La Grande Roue/The Ferris Wheel

« La série de photos The Fairgrounds a pour thèmes le plaisir et l’illusion. La vie est un mélange de plaisirs mais aussi d’illusions comme dans les parcs d’attractions où les bonbons, le popcorn, les jeux, les distractions donnent l’illusion d’un monde merveilleux et excitant.» Mark Drew, 2014


Magie Noire

C’était à Paris. Un petit matin gris. Dans l’aube naissante place de la Concorde. Une grande roue identique. Pour nous deux en VIP, t’en souviens-tu ? Le jardin des Tuileries qui s’éveillait, craquait sous le givre et toi, ton appareil photo en bandoulière, qui grelottais. A notre portée, l’Arc de Triomphe, les Champs-Elysées, le Grand Palais, le Louvre, les hôtels particuliers de la rue de Rivoli et la Seine aux bateaux mouches.
Nous voulions renouer. Renouer avec la chance qui avait croisé nos chemins de hasard. Tu arrivais du pays de l’oncle Sam et moi de Montmartre. Renouer avec  nos premiers émois qui s’étaient développés sans regarder ni devant ni derrière, sans composition ni cadrage, comme d’ineptes et tendres clichés d’écoliers. Renouer avec  l’Histoire, celle des larmes et du sang versé, qui avait voulu qu’une Kermesse aux Etoiles commémorât la libération de Paris après la deuxième guerre mondiale. Nous n’avions pas été autorisés à survoler la ville en hélicoptère. T’en souviens-tu ? Tu n’avais été autorisé qu’à quelques heures de liberté.
On t’avait sollicité, impossible de refuser, ils avaient une confiance totale en ton  talent  de photographe. Tu devais illustrer une grande espérance. Nous allions immortaliser une illusion.
Pour lors, une buée amère filtrant de nos lèvres entrouvertes, les yeux écarquillés, nous levions résolument la tête.  Triomphante, la Grande Roue se moquait bien de nos attentes, nos différences. Pour toi, emblématique de la ville lumière, altière, mystérieuse, elle se dérobait, silhouette aristocratique corsetée dans sa robe d’apparat à crinoline sertie de strass.  Elle présidait aux fêtes, aux défilés, aux carrousels. Pour  moi, plutôt bohême, elle avait les jambes interminables, gainées de noir de l’inoubliable Zizi Jeanmaire. Elle présidait aux plaisirs artificiels et aux jeux de hasard, jeux de mains, jeux de vilains. Séductrice et dominatrice, à quelles fins?
Tes doigts se moquaient bien du roulis et du vertige. Par habitude, même engourdis, ils savaient ce qu’ils avaient à faire. J’en reconnaissais les signes : crochetés sur la prise à venir. Et soudain, de cette ronde sublime sur l’horizon, tu as décidé de n’en fixer que les vanités. Dans l’enfilade des rues, des passages, des toitures, dans l’ombre dorée de l’Opéra, sous le zinc des chambres de bonnes, entre jardin suspendu et cariatide, de n’attraper que les visages las, les larmes grises, les ambitions déçues, les rêves inassouvis. T’en souviens-tu ? Tes mains tendues, ton objectif à l’affût, tu n’as eu  en  tête que les lendemains de défaites, de mauvaises nouvelles, de nuits jazzy alcoolisées et barbouillées. Voilà où tu voulais te réfugier ce matin-là : dans l’arrière-cour des amours chagrines et de ta maladie. Voilà sur quels territoires, pour toi, régnait la Grande Roue !
Pourtant, là-haut, nous attendaient les plus belles échappées à travers le rêve et le réel. Au-dessus de nos têtes, semblables à des oriflammes, des nuées mauve pâle ourlées d’argent sur fond de gris en camaïeu couraient dans le vent vers les plaines de Beauce, la Somme, les forêts de Fontainebleau et l’Est ensanglanté. A nos pieds, s’étalait l’histoire de France, entre humilité et sainteté, imposture et magnificence. Et, dans l’entrelacs des cours, des passages, à l’ombre des  dômes et des clochers, le long des avenues et des somptueux jardins, s’offrait l’instantané, le détail délicieux. L’entrechat d’un petit rat en collants noirs entre deux issues de secours de l’Ecole de Danse, un croissant-crème sur la table bistrot d’un minuscule balcon cerné de tourterelles, une silhouette en transparence parée d’or et de lumière grâce aux vitraux qu’elle nettoyait en équilibre sur un escabeau. T’en souviens-tu ?
Notre escapade aérienne tint ses promesses : les photos que tu fis ce matin-là furent tes plus belles photos, encensées par la critique, primées et récompensées. Notre envol amoureux, lui, se fracassa au coin de la réalité. Il ne put abolir ni le temps ni la distance, et dut se rendre à l’évidence. Il fut impossible de ressusciter notre ingénuité d’enfants turbulents et de faire comme si. Impossible de nous évader, d’oublier le froid de l’hiver et de la mort, de renouer.  
Ce matin-là, il s’échappait de toi quelque chose d’âpre et de farouche. Je n’ai pas compris. En fait, à chaque prise de vue, tu affrontais la peur et la solitude, tu redoutais ta compagnie et ma sollicitude, tu t’en allais un peu plus. Mais tu n’avais rien perdu de ton arrogance. 
Tu conspirais. A jouer avec nos éblouissements et nous griser de faux-semblants. A nous amadouer avec d’innocents jeux d’ombre et de lumière. Tu te moquais bien de notre crédulité !
La Grande Roue, ta photo préférée ! Les néons brillent, les ampoules irradient et c’est magnifique. Mais les ténèbres donnent le vertige, les nacelles en équilibre à peine visibles menacent de basculer.  Derrière la fête et le plaisir, les lignes directrices se brouillent,  se brisent et s’évanouissent. Impossible de crier et résister, le noir et le blanc s’affrontent, tu nous enchaînes et nous entraînes dans ce reflet hypnotique de nos songes, grandeur et petitesse nous écrasent, tu nous refuses la diversion, et  nous voilà, par le pouvoir de ton art, largués au bord  de l’abîme et du hors-champ de nos  tourments.
 J’ai pris l’habitude de te parler dans le vide.
Tu  n’es plus là mais ton empreinte demeure, bavarde.
Devant cette photo que je regarde aujourd’hui, qui n’est pas de toi, d’une fête foraine américaine et d’une grande roue, je n’ignore plus rien de ce qui tourne et se trame derrière la splendeur et la grâce.
Mon beau, mon  inséparable, comment accepter que nos rêves nous trompent et nous blessent? Accepter que le  noir l’emporte ?

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