Un piano dans le vent



6ième édition du Concours de Nouvelles sous la Plume
Thème imposé, un article de Ouest-Aven, imaginer la suite

UN PIANO DANS LE VENT

a obtenu le troisième prix Délibération du Jury,
    le deuxième prix des Auteurs


L’article s’étalait sur une page de l’édition du 25 mars 2014 de Ouest-Aven : Un piano à queue de marque Steinway a été retrouvé hier matin, au sommet de la falaise à Plogoff dans le Finistère. Posé là, sur la lande rase balayée par le vent, dans un des plus beaux sites de Bretagne, il demeure un véritable mystère pour les promeneurs… 

C’était pur hasard. Je ne lisais pas souvent le journal. Mais ces quelques lignes me saisirent. Je sus alors que je t’avais perdu.  Mon musicien, mon amoureux, mon talentueux baladin.
A travers les lettres d’encre, j’entendais le fracas des vagues, les cris agaçants des mouettes indifférentes, le souffle aspirant d’iode et de sel autour des trous d’eau bordés d’algues arrachées. A travers les lettres d’encre, je voyais ce bel oiseau noir posé sur le cap. Ton Steinway !
« Plisse les yeux », me répétait chaque été un vieux pêcheur qui me connaissait depuis que j’étais née, "fixe l'horizon et tu verras jaillir de la brume bleutée des embruns des îles inconnues et merveilleuses". En cet instant, à travers les lettres d’encre, je voyais la houle t’éloigner de notre promontoire, du paradis secret où nous rêvions et plissions les yeux. Il n’y avait aucun mystère. Elle t’emportait au loin de l’autre côté vers la terre rêvée des artistes.
 On dit qu'à minuit les noyés de l'année ouvrent les yeux et que les goémons fauves de nos grèves sont gorgés de leurs larmes. Qu’il n'est nul besoin d'attendre Halloween pour que les défunts se lèvent de terre, pour que la Mari-Morgane, la blanche fille de la mer, maudisse les vivants. Mais toi, au milieu de la nuit, sans rien me dire, tu avais déménagé sur les rochers ce magnifique instrument, au risque de l’estropier. Tu n’avais pu le faire seul, il t’en avait fallu de l’aide et du matériel spécialisé ! Un autre pied de nez. Tu en étais coutumier.
Un voile de bruine glissa sur mon regard. Les lettres d’encre se mirent à danser et se changèrent en notes de musique. J’entendis clairement ta voix soliste se briser sur les paroles tristes de ta dernière chanson. Ta voix hypnotique dans les basses dans les graves dans les aigus de femme. J’entendis tressaillir, comme à notre ultime rendez-vous, les cordes tendues de la guitare dont tu jouais en cachette.
Tu es parti. Hier. Sans rien me dire. Le ressac emporte les vagues vers l’Amérique. C’est là-bas que tu te trouves. Ils ne tarderont pas à le découvrir.
Ton père, l’as-tu prévenu ? D’aussi loin, quand tu seras célèbre, d’un studio de San Francisco ou Los Angeles, tu reconnaîtras peut-être enfin que tu lui dois ton talent. Il n’a cessé de te harceler. L’ennui, tu ne sais pas ce que c’est. Tu n’as pas eu d’enfance. Les leçons de solfège, d’harmonie, de maintien, de doigté, du matin au soir, sont devenues ta prison. Lui qui n’avait fait aucune étude avait décidé que son fils serait un grand pianiste. Lubie surgie de générations de besogneux les mains dans la glaise les pieds dans la boue. Obsession démesurée qui t’a très tôt éloigné de notre Bretagne, enrégimenté dès sept ans auprès des maîtres les plus éminents, rivé à un clavier du conservatoire de Paris. Il a consacré ce qui ne lui appartenait pas, ta vie et ton âge tendre, à la musique symphonique. Jusqu’au désarroi, aux crises d’angoisse, à frôler la folie, jusqu’à ce que les sons de la gamme trébuchent, se paralysent les doigts, et crisse la fausse note. Et hurle ton père, tombe le coup de ceinturon.
Pianiste, il te voulait. Tu auras échappé au violon. Virtuose, il l’exigeait. Sans doute pour lui, un condensé d’élégance, un marqueur social, une musique aristocratique de notables en costard. Inutile de discuter. Et surtout pas de désirer jouer des airs légers, populaires, de guinguette, jazzy ou folkloriques. Alors s’il avait su pour la guitare! Vu les idées qu’il professait, cela signifiait jeunesse débrayée, jean effrangé et délavé, clopes et alcool. La fin de ses fantasmes ! Et le bougre, il avait de la chance ! D’où te venait ce talent qu’il chérissait, qu’il entretenait avec tant de ténacité ? Tu tenais ton sérieux, à n’en pas douter, d’une lignée de paysans laborieux, durs à la tâche, irréprochables. Mais la musique ? Mystère du hasard, de la génétique, don de l’Au-delà ?
 Il t’a tant fait subir. Tu as raison de l’avoir fui. Et tu réussiras. A rester, épuisé, tu aurais renoncé. Mais, moi, serai-je heureuse sans toi ?
Te souviendras-tu de nos quelques soirées d’été gagnées sur ton programme quand ton père n’était pas là ? Le sable crissait sous nos pas, une mouette s’envolait de peur, nous nous adossions à un rocher que le soleil avait chauffé à blanc. Tes paumes entre les miennes étaient fraîches, tes lèvres aussi. Et tu apportais ta guitare. Tes doigts glissaient d’une case à l’autre, main droite main gauche, tu poussais les cordes dans les aigus, un Do devenait Ré, legato, vibrato, je n’étais pas novice mais je n’y voyais que du feu. Tes longs doigts fins couraient, crochaient, pinçaient, pressaient, effleuraient. Bousculaient la gamme et me faisaient chavirer. Tu écrivais tes textes. La vie, l’amour, la mort, de façon nostalgique ou drolatique, tu les mettais si bien en musique. Toutes les frégates et caravelles y passaient, y naviguaient, et les rêves à tire-d’aile. Le temps te manquait, ton père sur le dos, mais tu composais vite et juste et avais déjà à ton actif plusieurs mélodies qui, incognito, attiraient sur les ondes l’attention. J’étais sous le charme, sans cesse au bord des larmes. Tu jouais, tu chantais, tu ne te doutais de rien. Te souviens-tu que je frissonnais ? En riant, nous nous moquions des légendes de nos grands-parents. La Mari-Morgane hante les grèves, te disais-je, en quête d’âmes en détresse. Attention à elle! Tandis que le glas tinte en un port invisible, elle séduit l’étourdi en disgrâce et l’entraîne vers l'envers de l'univers.
L’envers de l’univers. L’autre côté de la terre. J’avais raison de frissonner. Tu m’as quittée.
Je t’écoutais, te regardais, sans jamais me lasser. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ta voix vibrait, claire et aigue. Tu l’avais travaillée en cachette, ton père l’ignorais, mais tu l’avais fait en douceur. Peut-être bien parce que tu chantais sans te forcer, comme un enfant heureux. Tu chantais avec ton âme. D’instinct et en intimité avec toi-même. En ces moments-là, tu t’abandonnais. Je plongeais mon regard dans le tien : profond, noisette, complice, le regard brillant des myopes. Et tu me souriais. Mon baladin, mon magicien. Je n’étais plus seule. Le mouvement des vagues était lent et régulier. Au loin, une barque dansait en ser­rant ses voiles humides.  Le Steinway t’attendait, ton père ne lâchait rien, mais tu faisais l’école buissonnière pour me retrouver.
Côte à côte, la mer en contrebas, nous nous penchions, éblouis, sur la frange d’écume, à la limite du vertige. Main dans la main, le vide nous tentait mais nous avions la prétention d’obliger la vie à nous dédommager. Tu avais foi en ton avenir et une revanche à assouvir. Je partageais ton ambition. J’avais appris à te connaître et savais démêler l’écheveau de tes contradictions. Même les yeux fermés ! Elles imprégnaient ce que tu composais, où le classicisme le plus strict s’entrelaçait à des tempos baroques. Tu avais l’esprit vif, volontiers moqueur, mais, aux heures grises, tu tournais vers moi ton regard douloureux. Tu avais donc besoin de cette sérénité que je t’apportais ! A tous les deux, nous aurions tenu l’adversité à distance.  J’aurais eu la patience. Le génie fragilise, je l’avais accepté.  Je t’aimais.
Ce grand oiseau noir posé sur le cap, ton Steinway, tu étais en colère n’est-ce pas ? Tu l’as abandonné comme un déchet mais bien en vue, pour faire jaser. Tu n’en pouvais plus. Il te vampirisait. Dans les derniers mois, épuisé, lassé, tu le comparais à un rapace, un charognard te dévorant le cœur et la moelle. 
La différence avait très tôt posé sur toi son doigt de grâce. Il ne fallait pas t’écouter ou te regarder longtemps pour en convenir. C’était une évidence. Tu avais l’oreille absolue, une voix parfaite, et tant d’application à satisfaire ton père. Ce diable d’homme avait vraiment de la chance ! Pour fuir la prison de ses désirs insensés, tu aurais pu mal tourner. Prendre la musique en grippe. Au contraire, elle t’a sauvé.
Ces lettres d’encre, inutile de le nier plus longtemps, je les redoutais.  Ce départ, j’y pensais. Même si tu adorais ta mère. Cette femme d’un autre âge, tendre et soumise, qui t’exhortait à ne pas déplaire à ton furieux de père. Tu ne devais pas te disperser, t’éparpiller, te dissiper, répétait-elle. Alors, tu t’asseyais, le dos droit comme un « i » et ne faisais qu’un avec ce maudit Steinway. Elle te menaçait de disparaître si tu ne montrais pas plus de sérieux.  Finalement c’est toi qui as disparu !
Tu as eu 18 ans le mois dernier ! Est-ce pour cela que tu es parti ? Enfin libre, peu importe le risque, désireux d’en finir avec la vie de pianiste concertiste. J’aurais compris. Si tu m’avais dit, je t’aurais accordé que l’exil fait parfois mûrir.  Mais te fallait-il aussi de moi te libérer ?
Enfants, nous avions peur du crépuscule, des revenants, des korrigans que nous pouvions frôler sans le savoir.
Quand la lumière baissera, que viendront les mois noirs de l’hiver, ne me restera-t-il que ton ombre à poursuivre sur les landes de la Pointe du Van ? 

L’eau tourbillonne. Une odeur forte d’iode et de sel monte vers moi. Je me penche et fixe le vide. La lumière miroite sur la crête des vagues et les arêtes vives des rochers en saillie. Le courant se joue des apparences. Dans quelques secondes, si passe un curieux, verra-t-il flotter sur l’onde de brunes laisses de goémon ou la longue chevelure d’une fille de la mer ?
J’ai voulu revenir. 25 mars 2064, cinquante ans plus tard. Des rides et des cheveux blancs. Un pèlerinage à notre point de départ. Sans fans, sans techniciens, sans journalistes, sans policiers, incognito.
Je me souviens de tout, de ton départ en cachette, du Steinway laissé sur la grève, de ton message quelques jours plus tard, et de mon voyage pour te rejoindre et te suivre tout au long de ta carrière de musicien célèbre. Comme j’étais folle, j’en frissonne encore, mais je n’ai jamais eu aucun regret, mon baladin, mon talentueux guitariste, mon éternel amoureux.

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